Le concept d’industrie ne repose pas sur celui de l’art traditionnel qui se définit par le rapport du modèle à la copie, mais plutôt sur un rapport où l’enjeu n’est plus le référent. C’est dans ces conditions que le modèle et l’objet tendent à se confondre en une seule et même chose, comme une cause et sa fin.
Le projet industriel est deux fois mondial. D’abord parce qu’il couvre comme aucun autre empire toute la surface du globe, ensuite parce qu’il s’impose à tous de manière symbolique comme une norme économique. S’il y a une chose à laquelle l’acteur industriel voue un culte, ce n’est pas tant le capital, que le flux continue, celui du circuit ininterrompu. En ce sens, l’industrie définit un ordre et c’est dans les termes d’une politique souveraine qu’elle s’institue dans le présent. Dés lors, il ne saurait y avoir de modernité sans monde ; il y a mondernité. L’ingénieur en perfectionnant ses machines à des fins de productivité a largement participé à l’établissement de cette souveraineté. C’est le moment aussi où le design ne répond plus seulement à des usages, ni à des nécessités, mais crée de « nouveaux besoins », fussent-ils inutiles. N’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre la souveraineté, comme une force capable de créer son propre régime de nécessité, en dépit de l’ordre établi. La mondernité n’est plus une nature mais un pur artifice qui répond à une économie accomplie, toute aussi matérielle que symbolique.
Il reste à déterminer la manière dont le modèle s’inscrit dans cette économie, au plus prés de l’opération conceptuelle, au sein même de la création. Dans cette optique, il semble que le modèle se partage également entre une dimension symbolique et une part sensible. En effet, c’est un tour de force propre à la modernité que d’offrir une esthétique au modèle. Si l’industrie lui donne une visibilité à travers ses produits, c’est parce que le design crée un régime d’apparence singulier. Comment expliquer par exemple que les surfaces lisses et transparentes, les matériaux de synthèse et les alliages incarnent si bien le modèle dans notre culture ? En effet, rien ne le prédestine naturellement à ces « effets de surface ». Il semble que dans l’industrie, le modèle s’énonce de manière métaphorique, c’est-à-dire autrement que tel qu’il est, comme il pourrait être s’il était un objet ; ou pour mieux dire, il s’y dévoile par coïncidence. Selon ce régime, Il n’y a donc pas de nature du modèle, il y a coïncidence, voire malentendu. Dès lors que cette relation paradoxale est établie entre l’esthétique du modèle et le modèle lui-même, Il s’agit de comprendre dans quelle mesure elle est possible au cœur même de la modernité. Or la coïncidence dans ce cas n’est pas sans rappeler la structure même du langage, tel que la linguistique l’a définie. L’hypothèse qui s’impose alors est celle d’un régime esthétique soumis à la loi des signes.
Si le monde de l’industrie obéit aussi à la loi des signes, ne faut-il donc pas reconnaître dans cette coïncidence esthétique une autre façon de dire l’arbitraire et l’abstrait qui structurent le langage même ? Terrible constat qu’impose la modernité au design et au génie humain que cette place centrale de l’arbitraire dans l’exercice de la création. Pourtant rien ne pourrait mieux expliquer ce sentiment de coïncidence qui touche l’esthétique du modèle. La valorisation du verre, du plastique et de toute matière lisse est le fait d’un rapport arbitraire et abstrait qui néanmoins signifie notre époque et détermine la « mondernité ».
De quoi sera fait le modèle demain ? Quelle sera l’esthétique industrielle du futur ? Ces questions restent ouvertes. Pourquoi le fonctionnalisme par exemple, semble aussi immotivé qu’efficace dans les agencements qu’il emploie ? Comment expliquer un tel paradoxe, autrement que par la loi des signes qui régule ce style aux prétentions pourtant utilitaires ? Car au fond la chaise tubulaire n’est pas plus efficace qu’une chaise à pieds, à moins d’adhérer au système symbolique que Breuer, Mart Stam et Rohe ont institué. Or ce système symbolique cache en fait une esthétique totale, dans la mesure où il intègre à la fois le style, le goût, mais aussi les moyens de productions qui sont industriels en l’occurrence. L’histoire raconte que Breuer a conçu sa chaise avec un fabricant de cadre de vélo. Un autre cas fameux, celui du plan libre en architecture, vérifie la part déterminante de la dimension sémiologique qui structure le design moderne. Car si les vertus du plan libre sont indiscutables, c’est parce que le mode de vie des hommes et des objets s’y conforme. Un style, un parti pris formel, se légitiment en fonction d’une économie, d’un ensemble de signes convergents. En somme, ce champ de signes qui caractérise la production industrielle est plutôt en quête de cohérence que de raison.
Donald Judd est l’artiste qui a déconstruit la réalité du produit industriel. Son art en l’occurrence est tout aussi minimaliste qu’éloquent tant il développe des nuances, des variations élaborant une rhétorique qui met sans cesse en travail les rapports du produit au modèle et du produit à l’objet. Cette dialectique qui ne dit pas son nom finit par repousser toute saisie catégorielle. L’artiste produit ainsi une sorte d’ontologie glissante. Mais Donald Judd, Carl André, Richard Serra ne sont pas strictement des formalistes. La preuve par les moyens plastiques qu’ils emploient, souvent restreints à de simples plans ou de simples volumes. Ils ont simplement pris acte du mode production industriel en sous-traitant leurs œuvres auprès d’usines de menuiserie et d’ateliers de métallurgie. Sans dévotion, ni critique, ils s’appliquent à parler le langage d’une époque, là où il ne s’entend pas, dans les galeries, les musées, l’histoire de l’art, ou plus encore dans les mondes du savoir et des humanités. Dans New-York Délire Rem Koolhaa écrit « Les américains sont les matérialistes de l’abstrait ».
Pourtant ces artistes ne sont pas non plus des conceptuels car ce n’est pas le sens des mots et des choses qui les intéressent mais la production elle-même, son mouvement sériel, ses moyens, sa puissance de transformation. Ni mobilier, ni sculpture, mi-objet, mi-produit, leurs œuvres ont parfois l’insolence de se suffire au rôle attribué par le marché, celui de biens de transaction. Cet art, s’il en est un, car le doute est légitime dans ce cas, s’exécute sur un plan libre de toute référence et de toute obligation morale ou esthétique. Même le fonctionnalisme s’y tromperait en tentant de s’y reconnaître, tant chez André comme chez Judd ou Serra, les notions d’utilité, de service, de fonction même sont ambigües, parfois contournées, voire antinomiques aux critères humanistes du design. Leur obsession pour le modèle industriel constitue en ce sens une méta-production dont l’industrie elle-même est le premier terme.