Il arrive que l’entente entre designer et client soit telle, qu’un cercle se crée. Mais le design est-il possible autrement ? Est-il envisageable autrement que dans l’entente ?
Nous arrivons à faire des choses de façon profonde seulement dans la complicité, et c’est peut-être dans cette complicité qu’on atteint un certain degré de complexité […] Si cette complicité est établie, cela signifie qu’il y a davantage entre les êtres qu’une simple compréhension […] Il doit y avoir une dynamique commune, elle est souvent silencieuse, mais elle se traduit dans les faits.
Jean Nouvel, dans Les objets singuliers, Éditions Arléa, 2014
On sait qu’un atelier de design doit beaucoup à ses amis et à ses relations. On n’y travaille parfois qu’entre amis ou pour des amis, au point de se demander si le design est possible en dehors d’une certaine communauté d’affect, comme le disait Deleuze. On peut imaginer après tout un minimum (c’est une litote) de complicité entre un éditeur et un designer ou entre un client et son designer. Dés lors, le design n’est pas du registre de l’art, car s’il l’était, il se passerait de l’approbation de l’autre, de la commande d’un tiers, et le design n’aurait pas pour toute fin, de visée consensuelle pour ne pas dire commerciale. D’emblée le design est remarquable pour sa valeur sociale. Et en ce sens, il est un fait plutôt politique qu’ontologique, comparé à l’art qui toujours négocie avec l’Être.
Au fondement du design il y a une écoute, une affaire d’oreille qui consiste à écouter le monde d’une oreille et le client de l’autre, puis connecter les flux du premier avec les désirs du deuxième. D’abord connecter, brancher l’un et l’autre. La qualité du client est ici déterminante car ce dernier doit être suffisamment disposé à accepter ces branchements. Sur quel cercle ou quelle “longueur d’onde” designer et client vont-ils pouvoir s’entendre en somme ? Sur ce point, on pourrait affirmer que le bon client fait souvent le bon designer. Mais qu’est-ce qu’un bon client ? Telle est la question qui simplifierait le problème.
Cette condition de parole et d’écoute n’est pas sans rappeler celle de l’amitié. Quel désarroi, donc, quand le client impatient ne s’écoute plus et commence à produire lui-même des images, des formes ou des couleurs à la place du designer. Lorsqu’il y a rupture de confiance.
Et réciproquement quelle déception quand le designer se précipite vers des solutions toutes faites.
Rien de tel peut-être que cet obscur objet du désir pour faire du design, rien de tel sans doute que des zones d’ombres, des incertitudes, des potentiels qui permettent de se comprendre face à la complexité du problème.
En tout cas, l’écoute est un régime qui n’autorise aucune paresse. Écouter est un travail qui différencie le client du consommateur, car à sa manière, il œuvre tout autant que le designer à la commande qu’il a lancé. Néanmoins ce travail d’écoute n’est pas production parce qu’il la précède, il crée l’espace, il fait le vide nécessaire au design. Art de l’ellipse et du détour, cette phase de parole ajourne l’échéance du projet. À ce titre, le mécène (aristo) préfigure le client (bourgeois) parce que le grand prince mécène possède les usages de l’accueil et ce sens de l’écoute indispensables à ce que le designer lui promet en retour. Le client, c’est avant tout l’hospitalité ; il fait une avance, c’est lui qui donne. Il y a un potlatch à l’origine de la pratique du design.
Si le concept de client demeure confus parce qu’il est à la fois consommateur, public, usager, utilisateur, commanditaire, éditeur, industriel… Il pourrait se définir comme celui qui prend parti à cette relation d’écoute avec un designer en vue de rendre sensible une volonté, un désir, une idée.
Quand quiconque entreprend de s’afficher en public, puisque c’est un des autres effets du design que de diffuser, publier, distribuer, l’angoisse est souvent de mise et cette sphère d’écoute s’ouvre alors à toutes les difficultés.
Cette angoisse à laquelle le designer est en charge de répondre est aussi un motif qui le lie au client. Le designer n’est jamais à l’abri d’un client angoissé. La qualité d’écoute et d’échange qu’exige le design aujourd’hui pour le graphisme ou la création de produit, ouvre une brèche à l’expression des angoisses, des névroses et de la psychose sociale même.
L’idéologie de la réussite et de la performance, la maîtrise de son image, la dictature de l’ubiquité, l’épanouissement personnel, la vitesse de l’information, le quart d’heure de célébrité promis à chacun, la démocratisation et l’élargissement de la sphère publique sont des enjeux qui s’invitent dans la relation client / designer à ce point de complexité que le formalisme moderne a toujours semblé un recours efficace.
Dans ce cadre névrotique ou pré-névrotique du projet, le fonctionnalisme propose de couper court à tout débordement de pathos. Il offre en effet un arsenal de solutions que les modernes ont mis en œuvre grâce à une prise de conscience des problèmes de santé. Au fil des théories qui jalonnent le XXème siècle, la névrose des individus et des peuples, le manque de salubrité font l’objet de propositions concrètes de la part des designers et plus notablement des architectes. D’abord autoritaires, hygiénistes et brutales (Loos et Le Corbusier), ces théories se nuancent ensuite après la 2ème guerre (Alto) jusqu’à finalement intégrer des approches libertaires autour des années 70 (post-modernisme). Dans tous les cas, le design reste investi par la même préoccupation humaniste qui veille à la salubrité, l’harmonie et le bien-être. “Le blanc de chaux est extrêmement moral” écrivait Le Corbusier, “L’ornement nuit à la santé des individus” écrivait à son tour Loos.
Or comment le design moderne introduit ces fins « hygiénistes » dans l’établissement d’un projet ? Pour cela, la méthode moderne opère à des distinctions et à des réductions qui ramènent le désir à des besoins et le social à des fonctions. C’est l’époque où le neutre, comme meilleure expression du rationalisme moderne s’impose dans la production du commun, pour faire communauté.
Si une telle approche écarte le désir de la production, il faut aussi constater qu’elle ne peut s’appliquer que dans un contexte culturel relativement autoritaire et des politiques d’états soutenues par une bourgeoisie prescriptrice. Un certain esprit en somme, comme l’entendait Max weber est nécessaire à la réalisation d’un cadre fonctionnel. Or dans quel contexte, le designer d’aujourd’hui évolue-t-il ? Dans une relation à autrui certainement moins schématique, moins rationnelle, eut-elle existé à une époque donnée ! CQFD…
L’Ux design et le design Thinking aujourd’hui sont les avatars du fonctionnalisme, dans la mesure où la participation de l’utilisateur voire dans le meilleur des cas, l’effort collectif, servent de matière première à des règles rationnelles d’application. Or le travers de ces initiatives contemporaines en matière de design est de le réduire sans doute à une suite de données binaires. N’est-il pas permis d’espérer mieux qu’un calcul de la relation designer / client ? C’est bien comme fait social qu’il s’agit ici de l’entendre.
Tandis que le psy demande au névrosé de soumettre l’inconscient à la dictée du langage, le designer oriente sans cesse son client vers l’identification de ses besoins, il faut reconnaître ici l’expression d’une sorte d’ascèse moderne. En matière de design, la clé pour ne pas sombrer dans des malentendus est certainement de toujours veiller à bien distinguer les besoins des désirs. Le designer en ce sens est le sur-moi du client en quelque sorte.
Mais l’écart est ténu et l’opération délicate car en réalité, qu’il s’agisse d’une création graphique ou d’un produit, son design sera toujours nourri de besoins ET de désirs. Comment y échapper et comment à ce point contenir un désir sans produire du refoulement à terme toujours nuisible ? Puisque telle est la règle du refoulement… C’est que le désir excède l’objet fini auquel correspond plutôt toujours un besoin. Par conséquent, que faire de cet excédent dans le cadre de la commande ?
Serait-il possible en outre de réaliser un design avec le seul moteur du désir? Du vrai désir, faut-il préciser ! Pas de ces petits stimuli qui animent le circuit de la consommation, comme on désire un nouveau téléphone ou une nouvelle voiture par exemple, mais cette voix terrible qui tourmentait Giacometti ou Joseph Beuys pour ne citer qu’eux, cette force de l’inconscient qui leur parlait parfois.
Le désir est infini et vampirique, comme ces machines deleuziennes et en ce sens, il repousse toujours l’échéance de l’objet, tandis qu’un besoin apparaît d’emblée déterminé et en cela il se reconnait dans l’objet.
Dés lors le besoin et le désir impriment deux régimes différents à la parole. Le langage du besoin est d’un seul bloc, “Cappellini a besoin d’un nouveau fauteuil”, quand celui du désir est spéculatif « oui mais, le plus original, le plus contemporain des fauteuils« . Si bien que très vite sous l’effet du désir, les vues sur l’objet se perdent comme si le bloc des besoins se déformait sous le poids du désir.
Or l’emprise des mots sur la relation entre designer et client fait le jeu du désir, car dans le flux des échanges la question de l’objet s’y pose immanquablement. Pourquoi l’objet et est-ce que l’objet est à la hauteur de l’image que le client et le designer se font d’eux-mêmes ?
Si dans les limites du besoin, l’objet apparaît comme une fin, le besoin de table, de chaise, etc, en revanche, dans le régime du désir, l’objet fait problème parce qu’il pose des limites à des forces, elles, qui n’en ont pas. L’objet peut-il donc être à la hauteur du désir, sans être à la fois obscur, fétiche, paranoïaque, c’est-à-dire perverti?
Le designer et son client ne vont-t-ils pas au-devant d’une déception certaine en réglant la commande sur un objet?
Il semble en effet que la place de l’objet dans le champ du design et plus largement de l’industrie n’est pas sans véhiculer une part d’ombre. Du moins il faut admettre que l’objet conduit le designer et son client à un certain malentendu. À plus d’un titre l’objet de design à tout de l’objet a décrit par Lacan. Il se reconnaît dans cette même fonction, celle de combler un désir pourtant infini. L’objet a est la cause du désir, mais comme symptôme du manque il est aussi cet effet illusoire qui croit le combler. Or, rien ne saurait combler le désir toujours recommençant. Dans la théorie lacanienne tous les objets (sans exception) sont marqués du poinçon a. Le monde industriel est empli d’objet a. Dans le séminaire XVII, Lacan décline le concept d’objet a sous le néologisme lathouse. Lathouse est un objet a et Lacan de déplorer que “Le monde est de plus en plus peuplé de lathouses.”
La qualité principale de l’objet a est son caractère partiel, et cela pour deux raisons d’abord parce que le manque demeure chez le sujet (sujet divisé), ensuite parce que l’objet a introduit le sujet à la sphère symbolique, c’est-à-dire de manière plus fondamentale au langage et à toutes sortes de signifiants. Or tous les signifiants, autrement dit, tous ces objets dont chacun tire une certaine satisfaction ou un certain sens, appartiennent à d’autres signifiants qui ne sont pas propres au sujet qui l’énonce. Car ceux-là sont inclus dans d’autres chaînes de signifiants, d’autres savoirs, d’autres représentations. La table que je possède par exemple appartient à un vaste réseau symbolique dont je ne tire qu’une jouissance partielle. Lacan désigne ce réseau de signifiants par le grand Autre. Sa théorie en somme, apporte un éclairage certain sur le design dans la mesure où un objet n’a pas besoin d’un designer pour advenir, car le design ne se pose pas comme condition de fabrication, ni d’utilisation. Personne n’a en effet attendu l’assentiment du designer pour fabriquer une table ou monter sur un vélo par exemple. Il apparaît alors que le design relève davantage du monde des signes et de la sphère symbolique. En tant que cause formelle, le design intervient donc sur le plan des signifiants.
Tel pourrait être le statut de l’objet dans le champ industriel, une entité commune, voire triviale que la jouissance du sujet (du client en l’occurrence) convertit en objet unique, en chose singulière. Faut-il entendre par là que le design tire tous les bénéfices de la division du sujet ? Pauvre âme en quête d’unité trouvant son salut dans la consommation d’objets. Une question que le marketing évidemment n’ignore pas.
Ce qu’il faut retenir de cette théorie du rapport sujet / objet, c’est le caractère partiel qui à l’examen, se retrouve également en dehors du champ lacanien.
Si l’on considère que l’objet ne relève pas seulement de la sphère symbolique, mais d’un processus, d’un hylémorphisme irréductible au langage, il apparaît que l’objet partiel s’inscrit malgré tout, au plus prés des conditions de production du design et de l’industrie.
En réponse à l’indécidable rapport désir / objet, le fonctionnalisme s’est présenté comme une solution visant à neutraliser le désir. Parmi tous les dogmes de la modernité, le fonctionnalisme se distingue par son caractère autoritaire. Interdit de la décoration, réprobation de la fantaisie et de l’arbitraire. Encadrement et mise sous condition de la subjectivité. Dans cette idéologie à dimension totale et totalitaire (les architectes au début du XXème n’auront eu à choisir qu’entre la droite ou la gauche, les fascismes et le communisme) émerge également un discours qui atteint le statut de l’objet. Le format objet pour ainsi dire, ne suffit plus à satisfaire l’ambition fonctionnaliste tant celle-ci demeure globale. Pris dans cette perspective, l’objet n’est qu’un jalon, la pièce d’un ensemble toujours plus vaste. Dés lors toute production participe à un discours ; une architecture, un meuble, une affiche, chaque objet est depuis l’événement moderne, redevable à un ensemble plus vaste. Cette allégeance de tout produit industriel à une sphère symbolique qui le subsume, constitue ce qu’il faut nommer en art, un discours. Le fonctionnalisme est en ce sens un “fictionnalisme” tant il est parti prenante de ce discours. Par conséquent qu’est-ce que créer un objet ? Qu’achète-t-on quand on achète un objet ?
Ainsi entre désir et objet, la modernité, par la voix fonctionnaliste redistribue les dés.
L’étude du rapport entre le designer et son client ne pourrait se faire sans tenir compte de la crise que subit l’objet tout au long du XXème siècle. La création, La possession, le don ne peuvent en effet tenir leur promesse face à la nature ambiguë de l’objet moderne. De Duchamp à Malevitch et de Breuer à Kossuth, son concept est dorénavant ouvert à toutes les possibilités. Si dans le cadre décisif du dogme moderne, il est donc légitime de poser le problème de l’objet, dans le cadre industriel il ne l’est pas moins. En confiant l’objet à la puissance du modèle dans sa chaîne de production, l’industrie ajoute en effet au trouble.
Ce rapport au modèle n’est pas sans conséquence sur l’ipséité des choses et l’existence des objets mêmes. Le concept d’industrie n’est plus celui de l’art traditionnel qui se définit par l’écart entre le modèle et la copie mais plutôt comme avènement du signe dans le cycle de la production. C’est dans ces conditions que le modèle et l’objet tendent à se confondre en une seule et même chose. Et si l’écart n’y est plus c’est à la faveur du modèle. Ce que l’industrie produit en série, ce ne sont plus des objets mais des modèles.
C’est ainsi qu’il faut entendre l’idée de Pierre-Damien Huyghe selon laquelle l’industrie est la capacité de faire “dériver des modèles.”
Le modèle se dévoile sur un mode métaphorique, du moins pas comme tel, mais plutôt comme il pourrait être s’il était un objet ou pour mieux dire, il s’y dévoile par coïncidence.
En somme la modernité est une époque qui voit les moyens de l’industrie bouleverser le statut de l’objet, et c’est sur ces termes que le rapport designer/client mérite d’être discuté. Qu’est-ce que l’objet de la livraison ? Que livre le designer au client et qu’est-ce qu’attend le second du premier ? Telles seraient les questions qui méritent de définir le cadre conceptuel du design.
Ce que demande le client ne correspond pas à ce que peut donner le designer. Il manque en effet au client quelque chose auquel le designer ne répond que très partiellement. Il y a donc un malentendu de principe dans l’exercice du design. La politique de l’auteur n’y fera rien, les signatures, les Stark et la “starisation” non plus. Dans un monde toujours plus industriel une sorte de malaise continue de planer sur le design. Chacun sait en effet (avec ou sans conscience) que derrière tous ces hérauts de l’industrie règne la logique implacable du modèle. Le designer vend un objet mais produit un modèle. Derrière sa neutralité apparente, le modèle est traité avec secret. Ce secret n’est pas seulement le réflexe protectionniste de base qui caractérise l’entreprise industrielle mais aussi une sorte de nature profonde ancrée dans la tradition.
Du malentendu à la trahison
Le métier n’est donc pas simple pour le designer car l’autorité du modèle sur les moyens de production industriels lui retire une certaine compétence, celle que l’on reconnait à l’artisan notamment. Or le seul recours au déclassement voire à l’ignorance de ce savoir-faire tient certainement à la production d’un discours. Le libéral de profession est celui qui maîtrise un discours, sans qu’aucune instance supérieure ne le lui dicte. C’est en définitive le champ qu’ouvrent la modernité et le fonctionnalisme au créateur. Les modernes n’ont pu imposé leur dogme seulement parce que leur discours s’est voulu total, totalitaire parfois et souverain certainement. C’est la qualité du manifeste sans doute, tel que le XXème siècle en compte de nombreux, de ne laisser aucune place à la contradiction. C’est donc pour un discours philosophique que les artistes, architectes et designers consacrent l’essentiel de leurs efforts, si bien que l’on peut parler d’une métaphysique de l’objet. Le XXème siècle invente alors le méta-objet, c’est-à-dire un objet forgé par deux forces : d’abord, et nous insistons, celle du discours (même le discours marxiste qui ne se veut pas métaphysique participe à cet ordre), puis celle de l’industrie qui livre l’objet au modèle.
Étant
établi que le design est une affaire d’écoute, cette question de malentendu
n’est pas anodine. Mais entendre et écouter sont-ils si proches
sémantiquement ? N’est-ce pas parce que l’on n’entend plus que l’écoute
s’active ? À quel point le malentendu et l’écoute font-ils
contresens ? Néanmoins, avant la sophistique du langage, il faut tenter
ici d’observer ce qui se joue véritablement dans une commande de design. S’il
apparaît en premier lieu de l’échange client/designer que l’écoute doit cesser,
c’est certainement parce que l’impératif de la production le demande, voire
l’exige. L’échange est le lieu d’une tension qui doit céder. Or ce qui conduit
à une telle rupture tient au contexte anthropologique voire plutôt métaphysique
dans lequel s’épanouit l’industrie. Seule une séparation de l’industrie, tenue
au secret, avec nos sociétés humaines permet ce court-circuit dans les
relations entre client et designer. Autrement dit, ce malentendu sans quoi
aucune action ne serait encore possible en
dehors du modèle suppose une industrie
refoulée hors de l’humanité. Zola avait bien senti que l’humanité se mettait en
jeu dans le monde industriel à travers l’inhumain qui habite le
personnage de Lantier. N’est-ce pas là d’ailleurs que se trouve la monstruosité
de Lantier : cette humanisation de l’industrie qu’il projette notamment
sur sa locomotive, la Lison ? Sacrilège, erreur qui se poursuivront dans
les générations suivantes ?
Mais quel monde serait donc possible si l’on acceptait cette réalité du modèle.
Y a-t-il une politique possible de l’inhumain ou une esthétique de l’inhumain
qui soit supportable ?
Le designer joue un rôle certain dans cette part d’inhumanité que représente l’industrie. Mais lorsque l’industrie remet sa production au monde sensible, l’esthétique qu’elle engage n’est possible que sur un malentendu, voire une trahison. En d’autres termes, le modèle ne pourrait réussir son devenir esthétique que par l’interruption de l’écoute. Cette prise en charge de l’esthétique industrielle, (en France avant l’anglicisme “design” on parlait d’ailleurs d’esthétique industrielle) par le designer n’est pas sans conséquences d’un point de vue existentiel et sa situation sociale. Difficile en effet, de savoir pour qui il travaille et d’où il travaille ? Le boulanger, le dentiste et tant d’autres s’inscrivent dans une économie, leur situation et leur fonction sont claires dans le champ socio-économique.
Non que le design ne serve à rien, au contraire il est utile, que ne ferait-on pas sans la Helvetica par exemple ? Mais il semble plutôt qu’il œuvre en dehors du social, de l’économie, de l’oïkos. D’abord par sa posture critique, parfois visionnaire et aussi pour son allégeance à l’industrie. Ainsi, l’emprise du modèle sur le designer rejoue sans cesse son appartenance aux hommes, elle le place à l’orée du champ social voire de l’humanité, là où l’esthétique apporte à celle-ci ce qu’elle a encore besoin d’entendre. L’industrie n’a pas de territoire, du moins pas de limite et si elle est au cœur de l’économie, en revanche elle est toujours située au ban de la société, repoussée éternellement à la périphérie des villes, jamais suffisamment loin de la civilisation, projetant également le designer aux abords de l’humain. Il en ressort un homme bien étrange, que l’expérience ne contredit pas d’ailleurs, un être déterritorialisé, un professionnel un peu à part ? Qu’importe ! En tout cas, Stark, pour reprendre son exemple, s’est toujours rêvé dans cette état anthropologique intermédiaire, sur son site par exemple on relève : “Tous les problèmes que nous avons sur la terre viennent de notre refus d’accepter notre mutation … Nous devrions embrasser la beauté de cet état.” ou encore “nous sommes des mutants”. Il faut reconnaitre que les objets de Stark, ses méta-objets les plus emblématiques, ont toujours eu à la fois, le courage et la naïveté de représenter cet état intermédiaire propre au monde industriel, comme ce poivrier “qui venait d’ailleurs”, celui tout droit sorti d’un mauvais films de S-F...En contrepartie, Stark, le personnage, le bonhomme, fait figure de bon vivant, plutôt sympathique, ce qui tranche avec le stéréotype du designer branché. L’homme ne ressemble pas à ses objets, il y a en effet quelque chose d’irrésistiblement humain dans la communication de Stark, son histoire personnelle, ses névroses. Si le designer est branché, ce n’est pas seulement avec les “tendances” mais bien au-delà, avec le modèle. Il est cet homme qui parle à l’oreille du modèle et qui négocie sans cesse avec lui. Le typographe avec son type, le designer-objet avec son moule, l’architecte avec sa matrice urbaine, etc. Toute une chaîne de techniques, de compétences et d’outils qui constituent l’organisation du modèle.
Client ! Ne soyez pas surpris si le designer vous écoute sans jamais vous regarder dans les yeux. La bienveillance et l’écoute ont leur limite. Il vous trahit.
Il trahit pour deux raisons, d’abord pour celle que l’on vient d’expliquer : le règne implacable du modèle dans un monde industriel, ensuite pour s’émanciper du désir ou plutôt de la puissance discursive du désir qui repousse toujours l’échéance de l’objet. Tendance qui s’amplifie par les névroses, les psychoses sociales et la représentation que l’on se fait de soi. À cela le design moderne s’est toujours voulu un remède. Mais en réalité, le cadre dans lequel il opère, impose une limite à l’exercice de l’écoute, à toute éthique de l’autre. Il y a une affirmation et une souveraineté du geste moderne qui s’imposent à l’autre, aux autres. C’est la grande période des politiques autoritaires, des visions totales et sans partage, de l’unité, de l’état-nation… Il n’a donc jamais été de tradition d’écouter son client, pas plus de le considérer au fond. La Villa Savoye est une expérience sur un mode de vie rendu à la spéculation et de ce fait, la correspondance de Le Corbusier avec ses clients montre davantage de ressentiments que de bienveillances. C’est la dure réalité du design de souffrir de ce passage à l’acte qu’impose la livraison d’un projet. Si cette réalité est dure, dans le sens d’une violence, c’est qu’elle est le produit simultané d’un don et d’une trahison.
Il y a en effet une configuration prométhéenne dans ce rapport du designer à son client. Ce dernier étant doublement engagé, une fois parce qu’il donne (en temps, en argent, en patience, en désir) et l’autre fois parce qu’il est trahi. Mais si, en retour, il est trahi par le designer, c’est aussi sous la forme d’un don, celui de l’objet, certes dissolu dans le modèle, soit le méta-objet, mais faisant figure néanmoins de don. L’architecte vous laisse les clés, apple vous livre à domicile… La trahison a pour racine étymologique, l’acte de donner, de transmettre. Un peu comme Prométhée qui donne aux hommes le feu en trahissant Zeus. Il ne peut pas y avoir de trahison sans que quelque chose se donne, et l’inverse est vrai pour le design. Lorsque le designer livre sa commande, il a trahi, telle est la condition et sous l’exigence du modèle, la sphère de l’écoute et du discours en pâtit, l’industrie s’est accomplie une nouvelle fois. Néanmoins dans le mythe, la trahison se joue à 3, Zeus, Prométhée et les hommes, or le client et le designer ne sont que deux. On peut bien ne trahir qu’en son propre profit. Mais il semble évident que dans le régime industriel, le modèle joue aussi un rôle : celui pour lequel le designer trahit. Pourtant, comme dans les films de gangster, rien n’empêchera le designer de trahir le modèle, mais ce sera plus difficile, il faut être malin pour déjouer l’entité suprême de l’industrie. Et dans quelle mesure reste-t-on designer dans ce cas ? Cette liberté de trahir son client aussi bien que le modèle ouvre de nouvelles questions qui devront être explorées. Pour finir, s’il reste un peu de joie dans ce rapport client/designer, c’est peut-être grâce aux traces de l’artisanat révolu qui persiste encore dans la pratique du design. Voire l’illusion d’un artisanat en cours chez le designer sous la forme séduisante d’un discours. Ce serait une hypothèse… Disons que le discours serait l’hypothèse d’une entente et d’une joie dans l’entente, à moins qu’il n’y ait pas d’amitié, ni de joie partagée possible dans la méprise que constitue l’industrie. Les désirs peuvent-ils donc coïncider, dans l’exercice du design, pour créer une amitié, une communion favorable à la relation entre le designer et son client ?
Une telle réalité rappelle ce que J-L Nancy avait énoncé dans la communauté désœuvrée, sous l’impulsion de G. Bataille, à savoir que : la communauté, la communion, l’amitié ne peut pas avoir lieu dans l’œuvre mais seulement en dehors, en deçà et au-delà d’elle. Il faut donc croire que cette rencontre entre le designer et son client n’a rien à attendre de l’œuvre elle-même, si ce n’est dans son contexte, c’est-à-dire le discours qui l’accompagne, discours de modernité ou de nostalgie.
Un site en espagnol qui retrace la construction d’un projet conduit dans la douleur, celui d’une maison dessinée par Le Corbusier en Argentine pour le Docteur Curuchet…
http://www.revistadiagonal.com/articles/analisi-critica/larazondelclientecurutchet-lecorbusier/