Article publié dans le n°2 de la revue Décor
– École des arts décoratifs de Paris – Éditions Presses du Réel
Si par définition, le vulgaire est une affaire politique, puisque selon le latin, « vulgus » est un terme relatif au peuple, à la foule, à la population, il faut pour mettre son sens à l’épreuve du monde contemporain, ne pas s’arrêter aux seuls critères sociaux, mais le confronter à ce qui le produit ou plus précisément ce qui le rend possible.
Peut-être convient-il en premier lieu de faire résonner la vulgarité et le vulgaire en les distinguant, car si la première obéit à régime de valeurs, l’autre s’appréhende plutôt en termes politiques. Il faut entendre ici la politique non pas comme un art ou un savoir-faire, qu’elle est aussi par ailleurs, mais plutôt comme l’événement qui fait histoire. Or l’hypothèse que soulève la question du vulgaire renvoie pour une bonne part au caractère événementiel de l’histoire. Kant dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique apporte une précision qui déplace justement le vulgaire du champ social pour le situer dans la politique : « Par le terme de peuple (populus), on entend la masse des hommes réunis en une contrée, pour autant qu’ils constituent un tout. Cette masse, ou les éléments de cette masse à qui une origine commune permet de se reconnaitre comme unie en une totalité civile, s’appelle nation (gens) ; la partie qui s’exclut de ces lois (l’élément indiscipliné de ce peuple) s’appelle la plèbe (vulgus) ; quand elle se coalise contre les lois, c’est la révolte (agere perturbas) : conduite qui la déchoit de sa qualité de citoyen. »[1]
Kant met ici le vulgaire face à ses excès, se rangeant par là, à la tradition légaliste romaine. Cette mise au point n’est pas un hasard à l’époque des Lumières, où s’évalue sans cesse, d’un philosophe à l’autre, la possibilité d’une souveraineté du peuple. Mais si les forces du peuple sont accueillies avec méfiance, c’est parce que cette politique du vulgaire a un lourd bilan. À considérer que le peuple barbare est l’incarnation ultime de la force vulgaire et sa réussite politique, il fournit un bon exemple pour justifier l’obsession romaine du vulgus et toutes les craintes qui suivront. La chute de Rome n’est pas seulement la fin d’une civilisation, elle atteste du triomphe de la quantité sur la qualité. Pour désigner cette opération, la dialectique parle de saut qualitatif, telle pourrait être a priori la définition du vulgaire : un saut qualitatif. Mais c’est sans compter que la politique n’est pas seulement la guerre, même si certains prétendent qu’elle la continue. L’histoire est aussi le fait de la parole ; la politique, un type de discours, et dans ce registre la notion de quantité a peu de sens.
Or aujourd’hui, à l’époque de la norme démocratique mondiale, quel discours et quelle action suffisamment conséquents sur le plan politique rendent compte du vulgaire ? Pour répondre, il faut emprunter la voie ouverte par Walter Benjamin qui s’attachait à décrire les chocs produits par le monde moderne, il faut s’appuyer sur les symptômes qui sont susceptibles de dérègler l’ordre social et de faire histoire. Tel est ici, le sens de la politique. Dans une société contemporaine assujettie au spectacle, cette politique du vulgaire trouve un certain échos dans des pratiques discursives mineures comme l’humour, la dérision et le comique. Suivant cette hypothèse, il s’agit de faire l’étude d’une ligne de production qui articule ces formes de discours avec le vulgaire, de sorte que soit réévaluée une certaine façon d’entendre la politique aujourd’hui.
Rien n’est plus terrible que ces sujets qui n’ont pas l’air sérieux. La pop et le rock par exemple ont fait la preuve de leur redoutable métaphysique. Un riff de Keith Richards et c’est une affaire de religion qui s’en vient ; un concert de James Brown et la civilisation vacille sur son socle. De la même manière, la question de l’humour n’a rien d’anodin, car rapidement la politique s’impose à son analyse. En effet, ce n’est pas trahir un secret de famille que de rappeler à la politique sa parenté avec le théâtre. Il est admis, et cela bien avant Cicéron, que l’héritage démocratique est riche de ce compromis avec les arts de la scène. Aristote rappelle cette complicité en précisant son évolution : « Les poètes anciens faisaient parler leurs personnages comme des citoyens, et les contemporains les font parler comme des rhéteurs »[2]. Réciproquement, la politique ne cesse jusqu’à la Révolution française au moins, de puiser ses techniques d’écriture et de jeu dans la grande tragédie. Mais tout compromis n’est pas sans contreparties. Car depuis peu, la pratique politique doit composer avec une part alors négligée de cet héritage théâtral, en l’occurrence la comédie. Il faut croire que les spéculations d’Umberto Eco dans Le nom de la rose avaient valeur d’avertissement. Néanmoins cette émergence de la comédie en politique ne se réduit pas aux affaires morales, celles qui convertissent peu à peu la vie publique en grande farce, avec des procès et des scandales en tout genre. Même si Marx l’avait insinué en son temps selon sa fameuse formule : « L’histoire se répète au moins deux fois… »[3], il faut aujourd’hui comprendre la comédie en politique non pas comme un événement ou une fatalité historique mais bien plutôt comme une production. Du reste, à l’égard d’une certaine tradition, le terme comique serait plus juste que celui de comédie pour préciser son écart manifeste avec le registre esthétique. S’il y a donc du comique dans la comédie, l’inverse n’est pas vrai. Spontané et réactif, le comique relève plutôt des effets tandis que la comédie est un art des causes. Dans le débat politique d’ailleurs, le sens de l’humour sait tirer parti des circonstances contrairement au raisonnement qui se construit sur une chaîne d’arguments. Tandis que tout oriente la tragédie comme la raison vers des principes premiers, le comique en revanche est davantage lié aux contingences. D’où ce sens de l’efficacité qu’on lui reconnaît et qui contrarie la tradition. Depuis que la politique se met en spectacle dans les médias, les longues tirades tragiques et les élans lyriques ont peu d’effets sous le feu de l’ironie et de la dérision. L’humoriste Laurent Baffie a notamment construit sa réputation sur cet exercice de la vanne cinglante, avec une insolence sans retenue envers les personnalités politiques. Quand Freud parle de « forme comprimante »[4] au sujet du mot d’esprit, il montre qu’avant tout rapport de signification, le comique déclare un style. Dès lors tout ce qui est concis, réactif, condensé pour reprendre Freud encore, s’apparente de près ou de loin à l’humour, comme si le style dans ce cas, déterminait le sens. Avant le rire, il y a donc une manière de dire, une façon concise de poser les termes qui en définitive ouvre la question de l’humour à toutes les disciplines du langage. Mais ce maigre espace de brièveté où peuvent se côtoyer à la fois, l’humour et ses blagues, la philosophie et ses aphorismes, la politique et son art de la réplique, n’est pas sans poser problème parce qu’au sein du langage, ce paramètre de la concision est déjà politique puisqu’il met en tension les limites qui séparent chaque discours. Enfin, à cette échelle d’expression qui répond à la logique du signe pur, toute parole finit par céder aux hasards de la signification. C’est le cas fatalement du trait d’humour comme de toute autre expression comique.
En société, une petite phrase ou encore une simple remarque suffisent en effet à défaire une réputation, s’effondrer un destin. Dans le cadre intime de son roman La plaisanterie, Milan Kundera confronte ses personnages aux conséquences sociales d’une petite blague. Plus pervers encore dans La tache de Philip Roth, puisqu’un seul mot trahit la réputation d’un doyen d’université. Ces formes concises qui font le style comique sont aussi subtiles qu’elles sont pernicieuses en politique. Durant l’élection de 2016, Trump s’en tira de justesse, à la suite de ses remarques grivoises au sujet des femmes. Un « assassinat médiatique » ne se fait pas sur de longs discours et par conséquent à cette échelle, personne n’est à l’abri. Ces petites phrases, ces demi-mots, ces allusions passeraient inaperçus sans le formidable panoptique médiatique qui les montre et qui les amplifie. Or en parangon de la politique contemporaine, le débat télévisé offre un cadre propice au style comique, il est le médium idéal pour les lapsus, bourdes, vannes et autres dérapages. Il ne manquait que la télévision pour faire la synthèse des arts du langage que sont la politique et le théâtre, jusque-là distincts dans la cité. Désormais en politique comme dans les mœurs, l’obscénité fait la règle, dans la mesure où l’image divulgue autant de détails et de petites phrases qui par nature devraient rester petits. Ainsi, à force d’humour, la politique se convertit à un monde miniature contrastant avec les grands enjeux historiques et territoriaux qui l’occupent traditionnellement. Le fameux « détail de l’histoire » de Le Pen avait ceci de vrai, qu’il suffit en effet d’un détail pour saboter une carrière politique.
Même si la critique de l’influence des médias sur la vie publique n’est plus à faire depuis la fameuse étude de Pierre Bourdieu notamment, il faut ajouter qu’au cœur du dispositif médiatique largement développé depuis par les réseaux sociaux, le comique occupe une place majeure. Ce comique produit un contenu qui met en tension la pratique politique. Or c’est cette ligne de production qu’il faut suivre ici.
Les italiens toujours pionniers en la matière en savent quelque chose depuis que le Mouvement 5 étoiles fondé par l’humoriste Beppe Grillo compte pour de bon aujourd’hui sur le plan électoral. Ses vaffanculo-day ont su mobiliser sur toute la péninsule. Felix Guattari qui soutenait la candidature de Coluche ne croyait pas si bien dire :« Il faut croire qu’on est arrivé à un point où le rire et l’humour sont devenus plus dangereux qu’une insurrection populaire »[5]. Rien d’étonnant dès lors, si le comique attire tant de méfiance. Il sera d’ailleurs toujours reproché à l’humour, sa légèreté, son mépris du sens de l’histoire, de la souffrance des peuples et du sacrifice des grands hommes.
Pourtant cette défiance n’est pas dépourvue d’hypocrisie, (ce qui ne surprend pas dans le milieu de la télévision). Depuis quelques décennies, il est en effet notable que la classe politique cherche sa légitimité auprès des humoristes. Il pourrait sembler paradoxal de soumettre ainsi le pouvoir au sceau de la blague et du rire bouffon, s’il n’était pas courant de voir la plupart des personnalités éligibles tester leur seuil de tolérance et leur capital sympathie auprès de quelques comiques de plateau télé, souvent railleurs et parfois agressifs. « Pour remuer les foules ne faut-il pas être comédien de soi-même ? »[6] écrivait Nietzsche.
À ce jeu, le candidat le plus complice a plus de chance que les autres, Ronald Reagan[7] fut certainement l’un des meilleurs en son genre car il maniait aussi bien les blagues en politique que le revolver au cinéma. Sans plus d’effort Chirac avait profité du rôle prescripteur des Guignols de l’infos, au moment de son élection en 1995, sa marionnette aux airs bonhommes sut convaincre les électeurs. C’est la période où télévision et humour faisaient la pluie et le beau temps comme dans une théâtrocratie, pour citer Platon. Coluche ne manqua d’ailleurs pas de rappeler aux médias cette prérogative, quand à l’annonce de sa propre candidature à l’élection présidentielle, il fit remarquer à un journaliste : « c’est grâce à vous que c’est pas une plaisanterie ! », puisque c’en était une.
En occident, le fascisme est un tel traumatisme que l’humour a fini par s’imposer à tout prétendant au pouvoir, comme un gage de démocratie. L’humour n’est pas seulement une garantie, il sert aussi de caution morale et joue le rôle d’arbitre. À ce titre, le cas Charlie Hebdo est édifiant, tant sa virulente satire n’a pas freiné le soutien indéfectible de la classe politique et de l’État. La grossièreté érigée en symbole républicain est un incroyable retournement de situation. « La démocratie fera rire ou ne sera pas ». Tel serait le credo d’une société post-moderne détournée des grands tragiques. À ce titre, la figure du Joker, usée par tant de représentations hollywoodiennes prend tout son sens car elle témoigne de l’angoisse d’un retour du refoulé tragique sous le masque du bouffon. Quelle démocratie contemporaine ne redoute pas en effet le sens tragique de l’histoire ? Qu’auraient pensé les pères de la démocratie et les grands législateurs romains de cette crainte de l’histoire qui profite aujourd’hui au comique ? Il va sans dire sur la position de Platon, notoirement intraitable sur les travers de la démocratie, que le biais comique en définitive ne fait que confirmer.
Si aujourd’hui l’humour participe à un processus de légitimation, c’est parce qu’il est pris dans un rapport dialectique qui lie les médias et le pouvoir plus qu’il ne les oppose. Mais cette connivence n’est pas sans risque car l’humour est à double tranchant et le pouvoir politique peut y perdre tout autant qu’il y gagne. Les accidents et les dérapages sont légions dans le théâtre politique parce que la signification du rire est ambivalente, l’humour avance en effet toujours sur une ligne de crête, ce qui fait rire un jour pouvant indigner demain. Par conséquent l’humour dessine une bien singulière expression dans le champ politique. Tantôt subversif, tantôt prescripteur, son rapport avec le pouvoir politique est ambiguë. Ce paradoxe n’est pas sans rappeler que l’humour et le trait d’esprit sont avant tout des pratiques de cour. Mais que fallait-il attendre de notre passé aristocratique astreint à plusieurs siècles de oisiveté, sinon une production aussi savante qu’inutile de commentaires ? Car faire de l’humour ne revient-il pas à commenter ? Malgré ses effets manifestes qui vont du rire à l’indignation, de la surprise à l’opprobre, l’humour est surtout partie prenante d’un milieu, un art de vivre, une parade de soi. Comme son étymologie l’indique l’humour a surtout fonction de liant social. Par humour, les milieux éclairés du XVIIIème siècle anglais désignaient la « bonne humeur » et en latin le mot humeur réfère au liquide, selon cet attachement des antiques à une conception chimique des affects. Ainsi, cette qualité liquide de l’humeur conduit naturellement l’humour dans les moindres replis de la société humaine. L’humour est sans doute l’humeur la mieux partagée parmi les Hommes. Le rire et la moquerie ne sont donc pas seulement le fait d’un spécialiste, l’humoriste en l’occurrence, puisque mêmes les gens sérieux, les plus sinistres parfois, les plus indigents aussi, comme les plus distingués, ne peuvent retenir leur sens de l’humour. Bien que l’humour semble faire le jeu de la distinction, tantôt en excluant, tantôt en incluant, c’est toujours au bénéfice d’un ordre social. L’humour s’inscrit dans un ensemble, il assure une fonction régulatrice dans la société. De là à dire que l’humour adoucit les mœurs, rien n’est moins sûr car en réduisant ainsi l’humour à un artisanat de l’ordre social, c’est une part des faits qui est éludée.
L’humour n’est pas seulement un phénomène de salon, un art des lobbies, il opère aussi sur des échelles plus grandes. Le comique remplit les stades et produit parfois des formes collectives qui traversent la société comme un chant révolutionnaire. Il implique les masses et contribue en cela aux conditions politiques de la démocratie.
Comme en témoigne les archives de presse du XIXème siècle, l’esprit comique est partie prenante de l’histoire de France, voire il féconde les événements politiques. Plus récemment, lorsqu’en 1980 Coluche pose sa candidature à l’élection présidentielle, c’est un événement retentissant dans la vie politique. Les mots d’esprit, les traits d’humour, les calembours, Coluche les assigne alors à une tâche plus ample, un projet historique qui manquait jusque-là à l’humour. Désormais la vie publique doit composer avec un « effet Coluche » qui porte un coup aux prérogatives de la politique sur la vérité. Pourtant désigné à gauche, Coluche achève en fait Mai 68, il en signe la fin. Car lorsque Mai 68 s’inscrivait encore dans la perspective d’une vérité historique dictée notamment par le marxisme, l’effet Coluche au contraire prive la politique de toute valeur épistémologique. Dès lors plus rien ne s’y entend vraiment, un spectre hante la politique.
La France de Coluche, c’est : « La chambre des dépités, le conseil des sinistres, le garde des sots, les érections pestilentielles, les têtenocrates »[8]. Quand l’humour commente, le comique dérègle. À armes égales, l’humour et le comique finissent tout compte fait par se distinguer comme si ce dernier, à force de dérégler la langue, réussissait politiquement là où l’humour s’arrête. Dès lors la politique toussote, ânonne, bégaye, comme abandonnée à sa propre machine abstraite (pour reprendre des termes deleuziens). Ainsi, le style Coluche réactualise le dadaïsme qui semble-t-il, n’avait encore pas dit son dernier mot. À ce titre, sa grossièreté notoire n’est pas gratuite, elle agit comme un véritable levier qui projette le comique sur un plan révolutionnaire. « Chui pas vulgaire, chui grossier ! » s’exclamait-il. Avec ce ton nihiliste (ou punk selon l’air du temps), Coluche ne renverse pas seulement le château de carte de l’institution, il entame la crédibilité d’un modèle démocratique sacré, et piège la routine républicaine. Depuis, les conséquences ne sont pas négligeables dans le théâtre politique, car plus aucune parole ne sera proférée qui ne fera pas rire. « Regarder comme faux ce qui n’a pas fait rire au moins une fois »[9] écrivait George Bataille. Du côté des institutions, c’est la panique. Quand Giscard quitte sa charge de président en 1981, sa prestation télévisée en dit long sur la crise de la représentation du pouvoir dans les médias. Ses adieux à la France sont tellement comiques, qu’avec du recul Les Deschiens semble lui devoir beaucoup. Manifestement, Giscard ne s’est jamais absolument remis de cet effet Coluche, avec sa gestuelle empruntée, son élocution ampoulée, l’ancien président s’est fait dépasser par son image de comique-malgré lui, acculé jusqu’à sa mort au bredouillage et au non-sens.
Dès lors le projet comique ne consiste pas seulement à renvoyer l’institution face à elle-même, c’est-à-dire face à son inconsistance symbolique, ou à la facticité de son entreprise. Il attaque surtout la politique sur ses bases en grippant sa machine sémiotique (parodie, caricature, sarcasme, bégaiement). Quand Jourdain dit « Je ne veux ni prose, ni vers », Molière rappelle alors au langage sa propre force de destruction, c’est-à-dire sa capacité à produire du non-sens dans le fil même de la communication, comme si rien n’arrêtait la production comique. « La bêtise n’est jamais muette » disait Gilles Deleuze dans Pourparlers.
En somme, l’action comique sur le front politique est une autre façon de la dire qui ferait entendre le pouvoir antinomique de son langage même. « Le trait d’esprit, qu’est-ce que c’est ? »[10] demandait Lacan, « sinon l’irruption calculée du non-sens dans un discours qui a l’air d’avoir du sens ». Certes cette tournure comique de la langue n’informe pas et ne produit aucune connaissance, pour ainsi dire, elle ne dit rien, mais si le comique n’est pas une langue « fonctionnelle », elle ne cesse pourtant pas de parler. « Parler pour ne rien dire, il faut quand même qu’on en parle ! » s’exclamait Raymond Devos. C’est que ce non-sens à force de travail, finit par produire un sens qui persuade chacun d’un curieux savoir, comme si les raisons du rire allaient puiser dans une conviction réticente à la raison même. Lacan rappelle cette dialectique du sens : « Il y a un point où le sens émerge, est créé. Mais en ce point même, l’homme peut très bien sentir que le sens est en même temps anéanti, que c’est d’être anéanti qu’il est créé »[11].
Le non-sens par conséquent n’est pas un rapport de signification (supposé nul en prime), mais plutôt au regard de l’action comique, une sorte de méthode. Le comique est une manière d’instruire une vérité. Mais quelle vérité anime l’esprit comique, quel sens en définitive porte l’extrémité du non-sens ?
Ce que ne cesse de professer le comique par tous ses jeux de langage tient en un mot : la différence. Il apparaît en effet que chaque comique est investi de cette lourde charge de faire état de la différence, de sorte qu’à la fameuse question à scandale « peut-on rire de tout ? », il faut répondre que l’on rit toujours de la même chose, c’est-à-dire de la différence. Le comique dans ce cas définit alors une méthode d’approche et une sorte d’éthique de la différence.
La célèbre entame de Coluche : « c’est l’histoire d’un mec… » désigne ce point générique et médian depuis lequel la question de la différence peut être posée. Qui est ce mec, sinon une subjectivité susceptible de faire entendre cette question ? Un sujet théorique en somme, capable de refléter les différences caractérisant une époque. Chez Coluche, ce sont le flic, l’arabe, le raciste, le politicien, le journaliste, l’alcoolique… Ce point d’où parle le comique est parfois neutre, c’est le personnage « normal » qui par naïveté met en lumière les singularités de son entourage, les expressions minoritaires. Dans de nombreux sketches, Murielle Robin a endossé cette posture pour faire le portrait d’une époque ouverte à toutes les multiplicités. Blanche Gardin confie à son tour sur scène qu’elle n’a rien à défendre. Après une liste discriminante : noire, homo, vegan… L’humoriste reconnaît dépitée sa neutralité invétérée « Je suis rien, moi, une femme blanche hétéro, consommatrice d’anxiolytiques… »[12]. Avec son personnage du blond, Gad Elmaleh renverse le point de vue en faisant de la norme occidentale un objet de drôlerie. Le blond est bizarre, un peu comme les romains semblaient fous aux yeux des gaulois dans Astérix. Sur un même plan, Pierre Desproges à la manière d’un George Perec déconstruit minutieusement les valeurs « petit bourgeois », partageant avec le public une position tantôt neutre, désabusée ou partisane.
Autant de formules de l’autre en somme, qui situent le discours comique au voisinage de Marx et Lacan. Entre la différence de classe et la différence des sexes, le comique développe bien des variations sur le physique, l’âge, la race, l’espèce, la religion, la culture, le goût, l’expression, bref, le moindre signe de distinction. Dans Le malaise de la culture, Freud désignait par « narcissisme des petites différences » ces distinctions sociales qui motivaient alors les pulsions agressives dans la société des années 20. Blanche Gardin encore, ironise avec justesse sur cette obsession de la différence, quand elle observe la tendance générale des comiques à suivre « la loi des derniers arrivés sur le territoire », une manière sous couvert d’humeur taquine, de perpétuer la discrimination sociale. Le comique est celui qui montre la stigmatisation à l’œuvre et de ce fait, il y participe.
Par conséquent que faut-il comprendre du discours comique ? S’agit-il de critiquer la différence, de dénoncer ses effets ou s’agit-il au contraire de lui vouer un culte ? En réalité, ces questions ne divisent pas forcément les comiques en deux groupes distincts, selon une répartition traditionnelle gauche / droite, mais elles s’adressent plutôt à chacun d’eux sous la forme d’un dilemme, d’un choix impossible entre l’égalité et la liberté. Pour la société le comique est un modèle de névrose, butant toujours sur la même aporie politique. Par exemple chez Jean-Marie Bigard, la question de la différence, c’est la liberté de tout dire jusqu’au moindre détail honteux. Mais cet excès d’obscénité n’est pas sans effets contraires, car en rapportant toutes différences aux stades primaires de la vie : libido, coït, crises d’opposition, stade anal, Bigard finit par produire un « universalisme par le bas », réduisant ainsi toute différence à un chaos des origines.
En travaillant la différence à tâtons, de façon vaguement empirique, le comique propose une méthode politique qui se faisant, maintient l’idée d’un peuple. Parce que la différence est son sujet, le comique s’appuie de fait sur l’idée d’un peuple. Qu’est-ce qu’un « pöple » ? comme le disait Michel Serrault dans le film La gueule de l’autre[13], sinon le lieu où se pose vivement la question de la différence, de l’altérité et de l’égalité ?.
Il va donc de soi que quelques comiques aspirent au pouvoir. Inspiré par Coluche, Bigard à son tour n’a pas résisté à l’appel des élections présidentielles. Arborant un t-shirt au slogan plein d’avenir : « allez tous vous faire enculer ! », il a annoncé sa candidature pour 2022 avant de se rétracter. La grossièreté n’est jamais loin du vulgaire à ceci près que le vulgaire n’est plus un discours, mais une image. L’image d’un peuple.
Vulgaire est le comique qui se fait prendre à son propre jeu, convaincu que sur la base du rire un peuple est encore possible. Mais après tout, qui pourrait lui en vouloir d’entretenir le grand rêve d’un peuple uni ? Comme l’écrivait Georges Bataille « Le rire ne demande pas seulement les personnages risibles que nous sommes, il veut la foule inconséquente des rieurs »[14]. Mais ce peuple du rire quel est-il, sinon une représentation politique abstraite coïncidant avec l’expérience hilarante d’un spectacle ? « Avant moi, la France était coupée en deux, maintenant, elle sera pliée en quatre » disait Coluche.
Quand l’humour est fait d’êtres discrets, fuyants toujours sur une ligne solitaire, « Il fait filer quelque chose »[15], le comique en revanche ravive le fantasme d’un peuple, d’un seul. Chaque rire est celui d’un peuple, un peuple se répète dans chaque rire. Vulgaire est le nom qui revient à ce fantasme sur lequel spéculent le comique et toute forme de pouvoir. Ce terrain de jeu a priori improbable est pourtant bien réel comme en témoignent sans répit, la télévision et les réseaux sociaux. De la même manière que Rome fabriquait un vulgus en offrant à tous, des jeux de gladiateur au Colisée, le vulgaire aujourd’hui projette une lumière déformante sur la démocratie. Ainsi se formule par la volonté comique, l’hypothèse d’une possible coïncidence, voire d’une retrouvaille entre le peuple et la démocratie contemporaine. Pourtant le démos à l’origine n’est pas un rassemblement de potaches, mais un tissus équilibré de communautés laborieuses ; les dèmes ne sont pas des lieux de spectacle mais des sites de production familiale. Loin de la démocratie donc, l’idée même de vulgaire comme de peuple. De sorte que la finesse de la structure démocratique se présente comme un rempart contre une notion somme toute assez archaïque que le comique va bon train de régénérer, comme le football de son côté ravive le sentiment tribal. Autrement dit ce sont les masses fossilisées par la post-modernité que le rire ranime.
Mais cette image déformée d’un peuple, par le rire, ne laisse indifférent aucun pouvoir. C’est pourquoi la relation du comique avec son public est souvent perverse, tantôt complice, tantôt cruelle. Si le public qui remplit les salles de spectacle est tour à tour flatté, moqué, raillé et parfois insulté par son comique même, c’est parce que ce dernier n’ignore pas que « sa chose » ainsi forgée par le rire, lui échappera. À l’époque où la technique ne produit que des individus connectés, ce peuple est une aubaine pour toutes les formes de pouvoir (l’État, l’économie, la religion). De la salle de spectacle à la salle de meeting, il n’y a qu’un pas. Dans ce rapport de concurrence, le risque qu’encourt alors le comique est de perdre son public. Que lui reste-t-il dans ces conditions pour poursuivre son œuvre en toute liberté, sinon à développer d’autres stratégies ? Deux tendances semblent alors se dégager de cet enjeu.
La première est un acte de résistance qui met le comique en position de conflit avec toutes les formes concurrentes de pouvoir. Cette tendance correspond globalement à la tradition populiste décrite plus haut, et qui trouve notamment son origine moderne chez Charlie Chaplin. Mais cette position reste toute aussi radicale que fragile, car d’un côté c’est le risque du bannissement et de l’autre le revers du succès. En effet, la notoriété, l’argent, le vedettariat ne finissent-ils pas par trahir un jour ou l’autre les attentes du peuple ? En suivant cette veine populiste, le comique s’expose en définitive à ce dilemme qui sépare le succès et la condition populaire. D’où les excès en tous genres auxquels le comique doit se livrer pour maintenir une sorte de complicité avec son public, quitte à verser dans la surenchère révolutionnaire. C’est sans doute le travers dans lequel se trouve Bigard depuis une dizaine d’année.
La deuxième tendance est plus éthique. Compte tenu de la convoitise dont sont l’objet le rire et le peuple, l’autre solution pour le comique consiste alors à tenir le rire à l’écart, tout en le désirant et le mettre à distance tout en le provoquant. Une telle posture est aussi subtile que performante car elle laisse en effet à chacun le moment et la façon de rire. Mais c’est finalement aussi à l’aune de ce paradoxe que se mesure peut-être tout le talent comique, celui-là même dont font preuve ces grands timides, ces êtres lunaires que sont Buster Keaton et Jacques Tati, pour ne citer qu’eux. Tous ceux dont la drôlerie parvient à suspendre le rire entre la surprise et le doute, le plaisir et la perplexité, la joie et l’étonnement. Le vrai scandale comique est sans doute là, dans cette indécision qui défie toute pulsion, celle du rire en particulier.
À mesure donc que s’élabore une esthétique du rire, le vulgaire se présente finalement comme un court moment du comique, un point de jonction avec la sphère politique tout aussi intense que bref. Pourtant, même si cette brièveté est pleine de fulgurances, elle ne permet pas à la politique de tout dire du comique, d’en produire le concept. Tout comme l’esthétique, dévouée qu’elle est à la tragédie depuis des siècles, il semble que la politique n’a ni les moyens, ni la volonté de prendre en considération le comique. Par conséquent, ne faut-il pas inverser les rapports d’autorité pour évaluer un peu mieux les rapports de force ? N’est-ce pas dans ce cas la passion du comique pour la politique qui importe et qui fait sens ? Parce qu’en définitive rien n’égale la manière dont celui-ci parle de celle-là. Comme Coluche l’a montré, un jeu de mot a souvent plus d’effet qu’un développement argumenté pour déconstruire en profondeur la parole politique. Or si cette voix comique est efficace c’est bien parce qu’elle n’est ni vaine ni gratuite. Pourquoi alors ne pas en tenir compte dans le champ des connaissances ? Dans une certaine mesure qui reste à définir, le comique n’est-il pas un savoir que les sciences humaines ont tôt fait de négliger ?
Telle est certainement ici l’injustice à rétablir. Non pas réconcilier le comique avec la politique, ni même avec l’esthétique, mais supposer plutôt que le comique prend part à la connaissance de la politique, qu’il a son mot à dire la concernant. Dès lors, une science politique serait-elle complète sans le recours au comique ? C’est sans doute la question que pose depuis quelques années Franck Lepage, (ancien étudiant à l’IEP selon sa biographie), dont les spectacles ressemblent autant à des conférences qu’à des performances comiques.
[1] Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Éditions Vrin, p.244, trad. Michel Foucault
[2] Aristote, Poétique, Chapitre VI, 1450b
[3] « Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide… »
Karl Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte
[4] Freud dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Folio Essai, introduction p.51.
[5] Felix Guattari, Les années d’hiver, P39, éd. Les prairies ordinaires.
[6] « Pour remuer les foules ne faut-il pas être comédien de soi-même ? N’est-on pas forcé de se rendre soi-même grotesque pour défendre sa cause sous une forme grossie et simplifiée ? ». Nietzche, Le gai savoir, éd. de poche.
[7] Sur youtube : “Ronald Reagan Jokes about Communism” voir vidéo
[8] Notamment dans les sketches : « En politique, on est ‘achement balèze » et « Votez nul ! » selon la nomenclature Wikipédia.
[9] Georges Bataille, L’expérience intérieure, p.96, éd. Tel Gallimard
[10] Jacques Lacan, Premier Séminaire, p309, éd. du seuil.
[11] Ibid
[12] Blanche Gardin, dans le spectacle Bonne nuit Blanche
[13] La Gueule de l’autre, de Pierre Tchernia, 1979 – Allusion à la séquence où Brossard incarné par Michel Serrault explique à son adversaire comment prononcer le mot « peuple ».
[14] Georges Bataille, L’expérience intérieure, p115, éd. Tel Gallimard
[15] Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, p.83, éd. Champs-Flammarion. « L’humour est traître, c’est la trahison. L’humour est atonal, absolument imperceptible, il fait filer quelque chose. »