Cet article réagit à celui de Télérama datant du 1er juillet qui dénonce les conditions de travail du graphiste en France. Il réagit d’ailleurs autant à l’article qu’à ses commentaires.
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Le designer et le graphiste se font une idée de leur métier que ne partagent pas la majorité des gens surtout pas des français. D’où un regrettable malentendu.
Cependant il serait présomptueux de juger que le public n’est pas à la hauteur des designers, même si toutes les raisons sont bonnes pour le penser.
Il semblerait, plus modestement, qu’il revient plutôt au designer de s’éduquer et non pas à son client. Il lui appartient en effet de maîtriser son discours, de pouvoir se situer historiquement et structurellement afin d’éviter tout malentendu sur ce qu’il est.
Éduquer le peuple (ou le public) pour le seul épanouissement du designer même s’il lui fait une promesse de retour, relève d’une posture grotesque. Donc oublions ces drôles de tentations.
En revanche, s’il se crée des conditions intellectuelles fortes voire même engagées, le designer saura gagner le public à sa cause, celle du style et de la poésie.
Par ailleurs, quand certains pleurnichent auprès du ministère le plus ridicule du monde (La Culture), il font preuve d’une vue bien courte, parce qu’aujourd’hui tous les métiers sont en crise. La notion même de métier est en crise, et on le sait, la crise règne et régnera aussi longtemps que le capitalisme, dont la critique est le moteur principal. Pour en finir il faudrait pouvoir éteindre les Lumières !
Le malaise dans le design est donc bien réel mais il n’est pas marginal. Alors tout ce qui sera dit sur le design et le graphisme est certainement valable pour les autres métiers. Mais, étant donné que cette crise soufflant sur l’homo faber est de nature discriminante, parce qu’elle divise les forces de production, empêchant toute possibilité de faire corps ; force est d’étudier le design en tant que tel, dans la ligne que nous dicte la crise.
Le designer, terme anglophone, est un nom qui fait défaut dans la langue française, à tel point qu’il se fait sentir au quotidien. Quel designer ne doit pas s’expliquer, voire se justifier surtout quand il est graphiste ? Le terme design n’a au fond jamais répondu à aucune nécessité dans la culture esthétique et économique française, le saint-simonisme ayant durablement installé l’ingénierie. Il faudrait le prouver…
En France subsiste donc un problème de terminologie, graphiste, free lance, designer, da, directeur de création, parfois typographe pour les plus sélects, mais de quoi parle-t-on au juste ? Du grand prince qui lance des idées depuis son fauteuil, au tâcheron à tout faire qui assure compta, gestion, typo, boulot, dodo. Les designer seraient plus à l’aise si un seul nom les désignait. Cette confusion témoigne de la difficulté de l’artiste à s’adapter aux conditions de la production industrielle et aux idéologies qui la soutiennent.
En témoigne la surenchère de titres qui stratifie les entreprises de communication, DA, DC, Concepteur, exé, UX, etc, si bien qu’aujourd’hui des mecs de 25 ans se disent déjà DC dans leur About. La manie de la discrimination du management anglo-saxon atteint un seuil de dérèglement que le Capital a tout intérêt à entretenir. Les conséquences sur l’histoire, notamment celle de la création artistique en France sont fatales, si bien qu’elles rendent difficiles également, une compréhension plus anthropologique du design comme “faire”. Il se posera donc au travailleur contemporain une question purement anthropologique “Qu’est-ce que je fais là ?” que la philosophie a toujours eu peine à résoudre sans la rabattre sur celle de l’Être (voir Arendt – homo faber). “Qu’est-ce que je fais là ?” Dont le faire, ici, soulignons-le, n’est pas un Être (“pourquoi suis-je là?”), mais véritablement un faire.
À cette confusion nominale s’ajoute le dogmatisme des écoles d’art qui pensent le design en une discipline autonome et savante. Or il n’en est rien, le designer agit sous des ordres et des commandes.
Au pire, il est le petit toutou du capital et les commandes publiques ont mené un jeu de dupe en cultivant l’idée d’un design savant. Ils ont faussé une réalité, celle du marché dans la quelle le design est né au XIXème siècle. Le designer est lié à la marchandise et à son industrialisation, il en est le chantre, même lorsqu’il s’y oppose. Dans ce débat sur un design socialiste, l’avocat du diable reste certainement le meilleur des avocats car il évite bien des malentendus. Venons-en à la question qui tue : un design de gauche peut-il vraiment exister ? Le doute est encore plus fort lorsque l’État se mêle au jeu en inventant l’avatar du design d’auteur. Quand la commande publique ne se soumet pas aux techniques de management internationales (dénoncées par Vincent Perrottet et Pierre Bernard – article télérama), elle instrumentalise le design dit populaire, parce qu’elle croit parler pour le peuple et les graphistes à sa place. Cette assimilation du design à la fonction auteur (Foucault) nourrit la confusion, car elle produit un graphisme savant, littéraire, structuraliste et abstrait qui n’a en fait aucune légitimité généalogique, ni esthétique. Là, est le plus terrible sans doute.
L’auteur comme représentant du peuple, pourquoi continuer à y croire ? Car l’auteur n’est pas moins proche de ces intérêts que la boîte de communication ou l’agence de pub tant décriées par les anciens de Grapus.
L’idée que le designer ‘cultivé’ soit au service de la cause populaire implique la remise en question du rapport entre la culture et le peuple. Il n’est en effet pas certain que ce rapport aille de soi. En se cultivant le designer ne renforce-t-il pas l’écran qui le sépare du peuple ? L’histoire montre que l’éducation des masses passe aussi par la production d’un académisme, d’un art savant et autonome. Pourquoi une telle difficulté pour appréhender la chose populaire?
Le peuple : c’est Tout et Rien. Il ne se montre pas parce qu’il est partout. Et si le peuple se laisse représenter, c’est seulement dans la mesure où une instance (autre) comme la culture aujourd’hui se charge de le décoder ou de l’encoder.
Or il faut comprendre que le designer ne peut exercer que dans ce cadre culturel, c’est-à-dire une forme constituée au service d’un pouvoir, d’une idéologie ou d’un ordre. Mais lorsque le graphiste se présente comme l’agent de cette culture, en sorte de hussard noir, il ignore qu’il en est aussi l’usager. Plus encore, il est tout autant l’une des conditions de cette culture — et encore restons modeste ! — que son simple produit, son effet parmi d’autres. Œuvrer dans le cadre de la culture, c’est d’abord œuvrer pour elle, cessons de s’illusionner. L’affiche de la fête de la musique ne concerne donc pas plus le peuple que les affiches du front gauche ne chatouillent Arnault ou Pinault. La culture a cette fonction englobante qui cache le peuple et laisse place à un vocabulaire de substitution comme le public, la culture, le populaire, la notion de street, qui ne fait que le couvrir. Le peuple est une énigme que le graphiste malgré de nobles tentatives ne représente que partiellement.
“Oui, j’aime le peuple !” —> ext. La gueule de l’autre
En somme, si le graphiste souffre de légitimité et de reconnaissance, il faut en trouver la cause dans cet appareillage symbolique un temps soutenu par l’État, qui le plaça au rang d’artiste/auteur, comme le sont peintres et sculpteurs. À noter, pour ne pas simplifier son cas que le graphiste indépendant cotise à la Maison des Artistes. Le designer est donc au milieu des milieux.
Dans ces conditions, comment placer le graphisme dans un rapport de nécessité avec le monde qui lui évite de sombrer dans la justification perpétuelle de ce qu’il fait et de ce qu’il est ? Méprisé, soupçonné, ignoré, quand le designer est reconnu c’est souvent en faire-valoir, en valeur ajoutée. Comment donc opérer un retour au réel ? Le design a-t-il ses chances dans le réel ou bien n’est-il condamné qu’à un rôle symbolique, aux limbes de l’illusion ?
Deux voies du réel s’ouvrent au design :
l’expertise, voie conservatrice qui attribue le pouvoir aux gens de connaissance, mais en lutte avec la posture artistique parfois indéfendable sur le plan scientifique ; La démocratisation, l’émergence d’un monde hétérogène, sans hiérarchie et aux valeurs indéterminées.
Bien qu’industrielle, la société a besoin d’experts et de conseillers, c’est le paradoxe qu’entretient le monde moderne et contemporain avec l’industrie. L’industrie est une chose, cette chose qui s’est imposée comme essentielle au développement humain et à la survie des masses mais qui reste pourtant étrangère aux hommes en lui demeurant inexorablement extérieure. Le designer est un passeur de cet autre monde. Il est le seul à y voir de la joie, il ré-enchante l’enfer des usines et des bureaux.
J’étais dans une imprimerie, petite imprimerie le mois dernier, les mecs bossaient en short dans la fournaise du hangar et les vapeurs d’encres, mais ils souriaient, et le graphiste a vu dans le rire de ces ouvriers taquins, la joie d’un savoir-faire et d’une sensibilité à l’épreuve des machines. Le designer conçoit avec et pour l’industrie. C’est-à-dire qu’il comprend à des fins formelles, les moyens et les agents de production ainsi que les moyens de diffusion industrielle. En cela il est expert. De là, donc, découle la question formelle. À l’adage “la fonction fait la forme”, l’expert proposera “les moyens font la forme”. Les moyens étant fixés à l’avance par les ingénieurs et le marketing comme si nous n’étions plus dans une société de fonctions mais plutôt de moyens. L’industrie étant autonome, dorénavant, c’est elle qui crée les besoins.
D’un autre point de vue, l’expertise a ses limites car la posture du designer et du graphiste aujourd’hui est indéniablement entamée par la démocratisation des techniques de création. N’importe qui par exemple est en mesure de produire des images et des signes à l’aide de logiciel. La PAO (certainement le mot le plus laid du monde après infographiste et exécutant) est accessible, voire même imposée à tous nos usages numériques plaçant la question de la forme à la portée de Tous.
En tant que designer (expert) quel savoir a-t-on vraiment à opposer au travail de Tous ? N’est-ce pas un rêve que le design implique tout le monde et n’importe qui ? N’est-ce pas l’ambition de l’art que d’envahir la vie, que personne ne soit couper du bon goût et de la création ? Que la secrétaire se charge elle-même de la mise en page de ses documents, que le garagiste produise lui-même son logo, après tout rien d’étonnant dans un monde où le citoyen est un producteur/consommateur/politisé, … Bref, il s’agit d’une vision idéale qui n’est pas étrangère au design comme Yona Freidman le proposa par ses nombreux écrits et dessins à partir des années 60.
À l’instar de la photographie qui voit ses frontières entre amateurs et professionnels se réduire encore plus franchement à l’âge d’internet, l’influence des masses sur le design graphique est probante. Amateuriste (Steigler), collaboratif, collectif ou démocratique, ce travail du Tous permit par les réseaux de communication, n’est pourtant pas un travail des masses, il se caractérise plutôt par un effet de dissémination des compétences et de la force productive. Felix Guattari qualifiait ces forces de moléculaires.
Si ce monde moléculaire est démocratique, puisque c’est ainsi qu’il souhaite se réaliser dans les réseaux sociaux notamment, il faut se demander comment le design et les métiers d’art pourront y survivre ?
D’emblée il s’avère que la démocratie, même la plus directe consiste toujours à soumettre la décision, les choix et les désirs même, à un calcul. Le calcul introduit la fonction du partage même lorsqu’il est nié par le plus grand des hasards, (je pense au tirage au sort si bien expliqué par Rancière “La haine de la démocratie”), il a cette capacité à trancher. Un coup de dés est encore une affaire de chiffre. Le calcul est ce qui règle la vie démocratique, il compte pour les uns et pour les autres. Le vote n’est autre que l’acte symbolique d’un processus voué au calcul, 51 pour les uns, 49 pour les autres.
Or comment la soumission de la création et plus particulièrement du design à la démocratie (moléculaire) est elle possible si le calcul demeure son principal régulateur ? Que peut-il se produire “d’esthétique” qui se calcule ? Les statistiques de fréquentation, les “like” de facebook, le vote direct, etc, sont-il des critères en matière de design ? Est-ce ainsi que peuvent dorénavant se régler les relations entre un client et un designer ?
Si ce dernier se plaint de ne pas avoir de pairs, c’est parce que sa discipline se réalise dans l’exercice de la parole et de l’écoute et en ce sens elle relève plus d’une ‘philia’ comme l’entendait Aristote. L’une des qualités de l’animal politique. Le design rappelons-le est un art du compromis et une recherche du consensus, il est éminemment politique, ce qui explique son peu de résistance aux idéologies.
Par conséquent, considérer le design comme une discipline autonome, est un contresens car dans sa pratique, il est fondamentalement lié à l’autre. Mais l’autre pris dans le champ industriel. À nier ces conditions, les déconvenues et les malentendus ne sont pas surprenants.
Pour conclure, la situation pourrait se résumer ainsi :
du côté de l’expertise, on peut craindre une instrumentalisation par l’industrie des métiers du design, mais surtout leur réduction à une simple prestation de conseil qui les mettrait à distance du faire. Quel est le potentiel de cette distance ? C’est ce qu’il faudrait évaluer…
Du côté de la démocratisation, on ne sait pas comment l’esthétique va tirer son épingle du jeu politique dont les délimitations actuelles restent encore floues. Dans ce contexte, le design pourra-t-il survivre au régime du calcul comme celui des statistiques par exemple ? Et quelle esthétique à l’ère de la démocratisation numérique qui semble en proie à ce qu’elle présente intellectuellement de pire, c’est-à-dire l’opinion ?
“Si tout le monde écrivait, qu’en serait-il des valeurs littéraires ?” Paul Valéry dans Tel Quel – Rhumbs
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